Rendre Visible

image du dossier representant le portrait d'un homme dont le regard est masqué par le titre

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Rendre visible


Un projet photographique de Antonin Mabille

Projet déposé à la SCAM N° du dépôt : A19 02 1055 00


La tentative du photographe de rendre un regard aux malvoyants en sortant de la représentation « visible » que les voyants se font des personnes atteintes de la vue. Partager l’outil photographique avec les malvoyants pour qu’ils transmettent leur approche du visible afin de le questionner.

écouter la lecture du projet en mp3 ou télécharger le ici.

I.- Poser un regard photographique sur les personnes mal-voyantes.

Le photographe capte le visible, il peut à la fois être témoin de son temps car il parvient à rendre des images qui attestent d’un événement, d’une situation, d’une époque, mais il peut aussi traiter le visible, en y apportant une esthétique qui nous détourne du réel. Il y a des photographies dans la presse, la publicité, les médias, dont on peut dire ce que l’on veut avant même de procéder à de la retouche d’image.

La personne malvoyante est à la fois préservée des détournements de l’image et exclue du rapport au visible dont l’exploitation est omniprésente dans nos sociétés. Ainsi elle a une autre perception, et l’on peut dire qu’elle voit « autrement ».

Voici l’une des premières motivations du projet : rendre visible ceux qui sont dénués du sens de la vue.

L’autre motivation est de confronter les voyants aux « non-voyants » en proposant une représentation des mal-voyants sans leur « handicap » afin de questionner le voyant sur son propre rapport au visible.

En ayant pour sujet des personnes mal-voyantes, le projet n’est évidemment pas de réformer leur handicap en leur rendant la vue, ou de développer un sens qu’ils n’ont pas, mais de travailler sur une perception du monde qu’ils possèdent.

II.- Un projet photographique qui se divise en trois parties

1 Portrait au quotidien : le rapport au visible

Je veux mener un premier travail qui consiste à représenter des malvoyants dans leur quotidien. Pour le « voyant », le stéréotype de la personne qu'il nomme souvent « aveugle », c'est la canne le chien et les lunettes noires. Mon but est justement d'aller à contre-courant et de faire des photographies où le « handicap » est invisible. Je pense notamment aux professions comme musicien, standardiste, kinésithérapeute...

Si ces photographies tendraient à représenter une certaine réalité consciemment tronquée, celles-ci seront cependant accompagnées de légendes et de textes afin de manifester que les personnes sur les photographies sont bien mal-voyantes.

Il y aurait deux axes dans cette série :

Dans la sphère sociale l’idée est de représenter le malvoyant comme une personne ayant une activité où le visible n’est pas invalidant, et comment ils dépassent le visible dans leurs activités sociaux-professionnels.

Dans la sphère privée c’est une approche plus intimiste qui s’opère : je veux confronter le rapport que peut avoir la personne mal-voyante avec la lumière et le visible. Ce sera le moment d’aborder ce qu'il aimerait voir, ou bien si le visible ne fait pas l'objet de frustration, et comment en parle-t-il? Est-ce une donnée si importante, ou en fait-il abstraction ? Est-ce une perception différente de ressentir le soleil sur la peau pour un mal-voyant ?

2 La captation du visible par une personne malvoyante

Dans cette deuxième approche je veux faire participer directement la personne malvoyante en lui demandant d’utiliser un appareil photographique.

Dans le dispositif je prêterai un appareil argentique automatique ou fournirai un jetable. C’est bien le malvoyant qui sera l’auteur de la photographie, je n’agirais qu’au niveau de la sélection. Le résultat dépendra de ma rencontre et de mon rapport avec cette personne. Cela peut être photographier quelque chose, ou quelqu’un que la personne aimerait partager avec les voyants.

Photographier ce qui est pour elle « le visible », en d’autres termes : « son visible ».

Comme le malvoyant par définition ne peux voir, ou : « bien voir », il y aurait dans cette deuxième série photographique, une place importante de l’écrit. En effet, le malvoyant, dans cette initiative de montrer un visible au voyant que lui même ne peut percevoir, ajouterait une description de ce qu’il a capté.

Ce qui m’intéresse, c’est de confronter le voyant à la perception du malvoyant, et comment le voyant est presque esclave de son champ visuelle.

3 Portrait esthétique des personnes malvoyantes et de leurs regards

Puisque la photographie retient une fraction de seconde, elle a le pouvoir de déformer la réalité et donc de mentir. On peut faire léviter quelqu'un en le capturant pendant un saut, prendre une photographie de « time square » à New York en pause longue et ainsi effacer la foule…

Ce que je veux, c'est réaliser des portraits de personnes malvoyantes, en train de nous regarder dans les yeux, pour déstabiliser et questionner le voyant.

« rendre visible » et « rendre voyant »
par le biais de la photographie :
ceux qui sont privés de la vue.

Ce serait donc un traitement esthétique assumé où je joue sur la vacuité du visible puisqu'on prête à la photographie la capacité de capter le réel ; je veux capter de l’irréel pour questionner le médium photographique et aussi la perception que nous avons des personnes malvoyantes.

Le non-voyant, par la spécificité du procédé photographique apparaîtra comme voyant. Je veux donner l’illusion qu’il nous regarde.

La série se composerait également de mon autoportrait yeux fermés comme pour inciter à « voir » autrement.

III.- L’idée de départ du projet

C’est en rassurant mes enfants, un jour sur le fait que les adultes aussi ont des peurs, que la question s’est posée. « Papa de quoi as-tu peur ? ». C’est alors tout simplement, que j’ai dévoilé mon angoisse de perdre la vue. Depuis mon enfance, je suis entourée de parents artistes peintres et professeurs en école d’art, autant dire que cela ne fût pas difficile d’être très vite attiré par le dessin, la photographie et le cinéma. Professionnellement, je me suis tourné vers le métier de monteur qui a ajouté à mon travail créatif une partie sonore indispensable à la création de produit audiovisuel et cinématographique. Je me suis orienté vers la photographie car c’est un medium qui peut se pratiquer seul et satisfaire dans un premier temps ma soif d’image, et dans un second temps questionner mon obsession pour le visible.

La photographie a le pouvoir de figer l’espace et le temps : quoi de plus directe que de partir à la rencontre des personnes malvoyantes pour questionner le visible et répondre à l’angoisse de l’invisible ?

IV.- Les choix de la prise de vue

1. L’argentique en noir et blanc.

L’émulsion sur la pellicule est de la matière physique. Lorsque la lumière transperce la complexité de l’émulsion c’est comme un sculpteur travaillant un bas-relief, la lumière suivant son intensité grave la surface chimique avec des niveaux de profondeurs variable. Si nous pouvions rétrécir notre taille humaine à 17 centimètre de hauteur, devant un négatif de 24mm x 36mm nous pourrions ressentir le bas relief de la pellicule, comme le malvoyant devant une carte panoramique en relief, ou des insignes en braille.

L’argentique n’a aucun rapport avec les capteurs numériques qui échantillonnent et interprètent la réalité en la faisant rentrer dans des alvéoles de pixels lumineux et colorés. Plus on agrandira un fichier numérique, plus on atteindra un quadrillage dégradé pour finir sur un damier de carrés rectilignes. A l’inverse, si l’on observe l’émulsion argentique au microscope, on aura plus affaire à une forme picturale et aléatoire comme sur les tableaux des pointillistes. Il y a quelque chose de plus physique et organique dans la photographie argentique.

La plupart des malvoyants ont une sensibilité aux couleurs beaucoup plus réduite qu’à la lumière. « Les bâtonnets de la rétine sont plus réceptifs que les cônes, ainsi cela fait sens en terme de photographie de privilégier le noir et blanc. » D’autre part, traditionnellement on prête au noir et blanc la spécificité de capter la lumière. Dans les portraits, l’œil capte plus la lumière dans les impressions en noir et blanc. On a coutume, en photographie, de dire que le regard qui prend la lumière en noir et blanc montre le reflet de l’âme. Cette lumière qui révèle le « regard » du malvoyant est ce que je veux développer dans ce projet.

Enfin, ce qui est très poétique avec l’argentique est le procédé qui s’opère pour révéler l’image captée. Après la prise de vue il faut révéler et figer l’impression de la lumière sur l’émulsion grâce à différents produits et la présence importante de l’eau. Ensuite dans une chambre plongée dans le noir complet, la lumière de l’agrandisseur et l’eau transportant la chimie va donner la vie à l’image captée. Tout cela paraît grandiloquent mais prend tout son sens dans le choix de l’argentique et du noir et blanc pour ce projet.

2. Lumière naturelle et dispositif particulier pour les portraits « posés »

Ce projet est le rendu sous la forme photographique de ma rencontre avec des malvoyants. L’approche se veut réaliste et tend à faire partager un regard neutre et plus sensible. La majeure partie des photographies seront réalisées avec la lumière naturelle de l’environnement. Mais pour la représentation sous la forme de portraits, je vais plutôt chercher à systématiser une installation de type « studio » : à savoir un éclairage soulignant le regard et un fond noir en arrière plan.

V.- La fabrication du projet.

1. En amont : la préparation, la prise de contact

Le travail préparatoire du projet consiste principalement à prendre contact avec des personnes malvoyantes qui accepteraient d’être photographiées et de photographier. La recherche de ses personnes se fait grâce à mon entourage personnel, le contacte de différentes associations et institutions étant en liens avec des personnes malvoyantes.

Afin de pouvoir photographier ce que je veux rendre dans ce projet, il faut que j’obtienne le consentement des personnes à l’image mais aussi les autorisations des lieux où je vais faire les photographies, je pense à certains espaces privés comme les entreprises…

2. La rencontre : échange, enregistrement, prises de vues.

Au moment de la rencontre, je vais utiliser un micro pour enregistrer à la fois des questions que je vais poser aux personnes photographiées mais aussi des ambiances qui caractérisent l’environnement autour de nous. En effet, l’un des sens les plus développé pour les malvoyants étant l’ouïe je ne conçois pas d’exclure une partie du projet en audio. Je tiendrais aussi un carnet pour noter des réflexions et des idées issues de ces échanges. Pour la plupart des photographies je vais privilégier un objectif 35mm qui me permettra d’être suffisamment proche des personnes tout en les contextualisant. Il y aura un instant spécifique où la personne malvoyante prendra une photographie, j’utiliserai donc un jetable automatique noir et blanc que je prêterai dont la focale est habituellement 28mm. Enfin pour la réalisation des portraits « studio » j’utiliserai un éclairage et un fond noir pour l’arrière plan et un objectif 50mm ou 135mm.

3. La sélection, l’édition, le choix des images, l’impression

Une fois la prise de vue terminée, il faut tout assembler, opérer la sélection sur les images qui vont être tirées à l’agrandisseur ; classer, légender et mettre de coté. Essayer des mises en forme, des retouches et tester des séries. Voir quelles photos mises ensemble créent une lecture différentes si elles sont seules ou accompagnées et / ou légendées. Essayer un ordre chronologique ou thématique.

VI.- La mise en forme du projet.

Cette section projette ma vision du projet sous la forme d’une exposition et d’un livre. Cependant, je n’exclue pas une réflexion plus vaste sur un medium audible et tactile dans un second temps.

1. Sous la forme d’exposition :

Idéalement, si j’imagine la déambulation d’un visiteur, cela commence par un couloir plongé dans l’obscurité la plus totale avec pour repère une simple bande lumineuse comme celles qui délimitent les marches d’une salle de cinéma, et un revêtement au sol de surface tactile pour aveugles ou malvoyants.

Ensuite, le visiteur entre dans une première pièce et découvre les photographies qui ont été prises par les malvoyants. Celles-ci sont accompagnées de légendes et d’explications venant soit de l’auteur de la prise de vue, ou bien issues de mes rencontres et dialogues avec l’auteur.

Une deuxième pièce distincte présente des malvoyants dans leur quotidien, on voit un musicien, un kinésithérapeute… Chacun de ses portraits en situation est accompagné d’extrait de dialogues échangés au cours des rencontres faites avec les personnes photographiées dont les sujets tournent autour de la situation de malvoyants dans leur sphère sociale et professionnelle.

Une troisième pièce présente les malvoyants dans leurs sphères intimes, le lieu où ils se retrouvent seuls pour aborder le sujet du rapport personnel au visible et à la lumière.

Une pièce intermédiaire fermée avec une bonne isolation phonique serait présente pour écouter un documentaire auditif en boucle, accumulant les rencontres et dialogues enregistrés entre moi et les personnes malvoyantes. On retrouverait sous la forme audible certains passages que l’on aurait vu au préalable écrit en légende sous les photographies.

Enfin, la déambulation se terminerait sur une pièce présentant les portraits « studio ». Le visiteur aura face à lui des malvoyants qui le regarde, et un autoportrait en fin de déambulation de moi avec le même cadrage, mais les yeux fermés, pour en quelque sorte inviter à « voir autrement ».

2. Sous la forme d’un livre

En imaginant le projet sous la forme d’un livre je donnerais une place au texte peut-être plus importante que dans l’exposition. Au lieu de segmenter en quatre parties distinctes thématiques comme dans l’exposition, le livre se composerait plus comme une série de rencontres où seraient mélangées mes photographies avec celles des mal-voyants. Toutefois, les portraits « studio » seraient tout de même séparés et clôtureraient en une série finale le livre.

3. Autres médiums et supports possibles pour ce projet.

J’ai évoqué le documentaire auditif dans la partie exposition, je compte bien enregistrer mes rencontres et dialogues avec les malvoyants qui participeront au projet, et j’imagine naturellement un support auditif. Qu’il soit d’un seul bloc, segmenté en parties thématiques ou par personnes rencontrés : j’estime que la volonté de rendre compte aussi autrement que visuellement ce projet me tient à cœur et principalement pour la raison que les malvoyants ne soient pas exclus de la mise en forme du projet.

On peut imaginer un système d’audio-guide, une application ou un scanner de QR code sur les photos pour faire apparaître un contenu audio / texte-braille.

Idéalement un livre qui allierait une technique de bas-relief avec un support tactile pour traduire les photographies, et du braille pour la partie texte, serait à imaginer.

Enfin, une mise en forme de web-doc n’est pas exclue : cela permet aussi une accessibilité supplémentaire en donnant une place assez importante à l’audio, et aussi à l’ « hors-champ » du projet en montrant des étapes de la fabrication, des brouillons, des essais…

VII.- But du projet

Dans un premier temps je pense qu’un projet artistique n’a aucun but sinon on parle d’artisanat et non d’art. Je pense que la réalisation d’une publicité ou d’une couverture de magazine emprunte ou s’inspire des œuvres d’art pour vendre un produit, une tendance, une idée.

Ici, je n’ai ni la volonté, ni la prétention, de vendre quelque chose, cependant, je ne nie pas les répercussions que peuvent provoquer une œuvre pour le publique, et que je cherche à provoquer ici.

Dans une première lecture directe du projet, on peut remarquer qu’il y a la volonté de mettre en avant des personnes malvoyantes. Ainsi, c’est participer à une vulgarisation et une lutte des stéréotypes qui existent autour des personnes à déficience visuelle qui se joue dans ce projet. Mais il n’y a pas une volonté de faire de la pédagogie ou d’instruire. Je cherche en premier lieu à faire éclore une réflexion sur la vision et le visible en générale.

Pour moi le pouvoir de représentation qu’il y a autour de l’image et du visible prend une place démesurée dans notre société. On va diaboliser ou rendre tendance certaines postures, l’image fait office de preuve avec la vidéosurveillance, on vit dans une ère où l’on cherche une validation de notre apparence sur les réseaux sociaux avec les selfies. Lors d’un entretien d’embauche on va rappeler que la première impression visuelle peut être décisive sur le choix du candidat…

L’image : qu’elle soit fabriquée, présentée à nos yeux, ou que ce soit celle que nous créons de nous même et des autres est sur-puissante. L’image c’est avant tout du « visible ».

Faire un projet où l’on donne l’illusion que des « aveugles » nous regardent grâce au support photographique, est une manière pour moi de poser la question du visible, de la représentation visuelle ; et de la perception trop rapide que l’on se fait de ce qui se présente devant nous.

C’est une invitation à dépasser le visible - ici mis en doute - pour percevoir différemment. Confronter les « voyants » aux non-voyants en montrant la vacuité de la représentation du visible.




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